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Quatre personnages du jeu Suicide Squad: Kill the Justice League regardent intensément hors cadre dans une image du jeu vidéo.

Un studio montréalais à l’épicentre d’un Gamergate 2.0

Sweet Baby Inc, un petit studio de Montréal, est la cible depuis six mois d’une vaste campagne de cyberharcèlement. Des dizaines de milliers d’internautes l'accusent de déployer une stratégie secrète woke dans les jeux vidéo pour lesquels l’équipe agit à titre de consultante.

Ces dernières années, l’entreprise d’une quinzaine de membres a fourni ses services de consultation en scénarisation, en développement narratif et en lecture sensible à une poignée de studios de jeux vidéo.

On fait vraiment un travail de consultation : on se fait engager par des clients qui ont déjà rendu leur jeu plus inclusif et qui veulent qu’il soit crédible.

Une citation de David Bédard, vice-président et cofondateur de Sweet Baby Inc

Notre approche, c’est d’améliorer l'authenticité des personnages. Pour un personnage noir, ou avec une identité de genre marginalisée, on veut que les gens de ces communautés qui jouent à ce jeu puissent se voir réellement en lui. Tant qu’à le faire, aussi bien le faire comme il faut, ajoute le vice-président du studio, dont l’équipe est elle même très diversifiée.

Un bébé dont le ventre prend la forme d'une sucette torsadée verte et blanche.

Le studio Sweet Baby Inc a été cofondé en 2018 par Kim Bélair et David Bédard.

Photo : Sweet Baby Inc

Parmi les titres notables auxquels Sweet Baby Inc (SBI) a travaillé depuis sa fondation en 2018, on compte Alan Wake 2, God of War: Ragnarök, Marvel’s Spider-Man 2 et Assassin’s Creed: Valhalla, des superproductions acclamées par la critique et le public.

Récemment, Sweet Baby Inc a apporté sa touche au scénario de Suicide Squad: Kill the Justice League, sorti en accès anticipé le 29 janvier. Mais ce jeu vidéo, très attendu par la communauté, est loin d’avoir connu le succès escompté. En plus de nombreux bogues de développement, des internautes l’ont rebaptisé Woke Squad en raison de la présence de drapeaux LGBTQ+ et de personnages noirs, notamment.

Leur déception s’est transformée en une colère sans filtre qui a pris pour cible Sweet Baby Inc, l'un des studios apparaissant au générique.

Genèse d’une saga

Au même moment, un groupe de discussion du nom de Sweet Baby Inc Detected a été créé sur Steam, un site populaire de distribution de jeux vidéo d’ordinateur. L’objectif de son fondateur, un Brésilien dont le pseudonyme est Kabrutus, est d’y colliger tous les jeux auxquels ont travaillé les membres du studio montréalais.

SBI impose des priorités politiques ainsi qu’une approche d’équité, de diversité et d’inclusion [DEI] dans ses jeux. [SBI affirme que] toute cette diversité dans les jeux est en fait naturelle. Cela ne pourrait pas être plus éloigné de la vérité, avance Kabrutus dans une entrevue accordée au site de jeux vidéo Geeks and Gamers.

Quelques mois avant la sortie de Suicide Squad, j'ai commencé à remarquer des schémas dans certains jeux, comme des femmes laides et des personnages masculins affaiblis pour que les femmes aient l'air plus fortes.

Une citation de Kabrutus

L’agent de Kabrutus, identifié par le pseudonyme Holanner, a refusé de répondre aux questions de Radio-Canada, précisant ne pas souhaiter s’entretenir avec les médias traditionnels.

Le mouvement Sweet Baby Inc Detected s’est centralisé sur un serveur Discord, une plateforme que fréquentent beaucoup d’adeptes de jeux vidéo pour échanger à l’audio et à l’écrit dans plusieurs salons de discussion. Radio-Canada a infiltré le serveur comptant quelque 11 000 membres et y a trouvé nombre de mèmes, notamment sexistes. Par exemple, des internautes y publient des personnages féminins en lingerie fine, à qui on grossit les seins.

Un peu plus de deux mois après sa création, plus de 120 000 personnes ont adhéré au groupe de discussion sur Steam et quelque 350 000 sont abonnées à la liste de jeux vidéo dont les crédits incluent le studio ou ses membres.

Ces discussions sur Steam – dont la majorité ont été supprimées par Kabrutus – sont loin d’être le premier événement exposant Sweet Baby Inc sur la place publique : le studio a commencé à recevoir des dizaines de messages haineux, et ce, depuis octobre 2023, alors que sortaient à une semaine d’intervalle les jeux Alan Wake 2 et de Marvel’s Spider-Man 2, auxquels SBI a collaboré.

Sur le forum controversé Kiwi Farms – connu pour ses multiples campagnes de harcèlement visant des activistes transgenres –, des internautes ont commencé au même moment à se plaindre de la diversité dans ces jeux vidéo, prenant le studio pour cible.

La tension monte alors dans plusieurs discussions en ligne : des internautes reprochent à SBI d’avoir changé le profil ethnique du personnage de Saga Anderson, qui est passée de blanche à noire, dans le jeu Alan Wake 2. Selon eux, elle aurait dû être blanche, souligne David Bédard.

Dans une cinématique du jeu Quantum Break, lancé il y a huit ans, on aperçoit pendant un bref moment cette agente du FBI, blanche, portant une insigne avec le nom de Saga Anderson. Le directeur du jeu Alan Wake 2, Kyle Rowley de Remedy Entertainment, a démenti sur X les allégations selon lesquelles Sweet Baby Inc y serait pour quelque chose dans sa couleur de peau.

Pour Spider-Man 2, l’équipe s’est fait montrer du doigt pour avoir enlaidi Mary Jane, la copine de l’homme-araignée, jugée moins belle que dans le premier jeu.

Montage comparant le même personnage de jeu vidéo dans deux jeux différents.

Plusieurs internautes accusent Sweet Baby Inc d'avoir rendu le personnage de Mary Jane moins jolie dans «Marvel's Spider-Man 2».

Photo : Insomniac Games

Plusieurs lui reprochent également la présence de drapeaux LGBTQ+ dans la ville de New York, des symboles qu’on voit couramment dans cette métropole américaine et dont la présence est anecdotique dans un jeu vidéo de plusieurs heures.

David Bédard insiste : le travail de SBI est un travail de consultation. Les studios produisant les jeux en question avaient déjà pris ces décisions avant l'intervention de l'entreprise.

Cette fronde contre les jeux auxquels a collaboré SBI sur Steam a été la goutte qui a fait déborder le vase pour deux membres du studio montréalais. De leur propre chef, ils ont réagi avec vigueur à leurs détracteurs sur X (ex-Twitter), exaspérés.

Signalez ce groupe au plus sacrant. Et signalez celui de son créateur Kabrutus, puisqu’il aime tant son compte, a lancé Chris Kindred, de Sweet Baby Inc, sur X.

Pour nous, ça fait six mois que ça existe, cette campagne de haine. C’est une réaction humaine de la part de ces employés d’avoir répondu avec émotion à cette campagne.

Une citation de David Bédard, vice-président et cofondateur de Sweet Baby Inc

Cet appel à signaler massivement le groupe Steam a été interprété comme du harcèlement par ses membres et a eu l’effet d’un coup de pied dans un nid de guêpes.

Résultat : la vague de harcèlement qui avait commencé en octobre a soudainement pris une ampleur démesurée en mars. En plus d’insultes racistes et misogynes, l’équipe a été la cible de menaces de mort, dont certaines étaient adressées directement à des membres de l’équipe faisant partie de minorités, souligne David Bédard. Le studio affirme avoir eu des échanges avec la police concernant certaines menaces.

Notre boîte courriel est passée de quelques messages par jour à une centaine. On en a reçu des milliers, des courriels de gens qui veulent qu’on disparaisse.

Une citation de David Bédard, vice-président et cofondateur de Sweet Baby Inc

Sweet Baby Inc a également été la cible de swatting, une tactique répandue dans l’industrie du jeu vidéo qui a pour but de faire croire à une urgence nécessitant une intervention policière dans un studio de jeu, par exemple, dans le but de lui nuire.

C’est à prendre avec un grain de sel. Le but est de nous faire douter, de nous faire sentir à risque dans cette industrie, affirme David Bédard.

Il a tout de même incité ses effectifs à faire passer leurs comptes de réseaux sociaux en mode privé, disant craindre pour leur sécurité. Difficile toutefois de connaître la provenance de ces menaces, la campagne de harcèlement n’ayant pas de frontières.

La saga s’est même rendue aux oreilles d’Elon Musk, le propriétaire de X, qui a publié : Sweet Baby Inc est un fléau pour l'industrie du jeu. Tout ce que ses employés font, c'est créer des jeux horribles et essayer d'effacer les gens. Ils ne pourront pas faire faillite assez vite!

Un autre petit studio montréalais, KO_OP, qui a conçu en collaboration avec Sweet Baby Inc le jeu primé Goodbye Volcano High, affirme avoir été éclaboussé par cette saga, recevant lui aussi de la haine, surtout transphobe. La plupart des personnages dans le jeu s’identifient comme queer, tout comme plusieurs membres du studio.

Des personnages de jeu vidéo rassemblés autour du feu sur une plage.

Le studio montréalais KO_OP affirme tout de même avoir reçu «moins de harcèlement que [ses] pairs lors de cette nouvelle campagne contre Sweet Baby Inc».

Photo : KO_OP

Nous sommes reconnaissants [du soutien de SBI] dans la réalisation de Goodbye Volcano High et sommes fiers d'avoir reçu un accueil positif ainsi que des prix pour notre travail, insiste Simone Person, gestionnaire de communauté de KO_OP, qui invite les développeurs de jeux à s'opposer aux discours haineux et à soutenir les développeurs marginalisés.

Ubisoft, qui a collaboré avec SBI sur Assassin’s Creed Valhalla, n’a pas souhaité commenter. Ni Steam ni Discord n'ont donné suite aux demandes de Radio-Canada.

Un Gamergate 2.0?

Pour Maude Bonenfant, professeure au Département de communication sociale et publique de l'Université du Québec à Montréal (UQAM), ces événements ne sont pas sans rappeler le Gamergate survenu en 2014.

Cette vaste campagne de harcèlement en ligne sur Twitter (maintenant X), mais aussi sur les forums 4Chan, 8Chan et Reddit, avait d’abord porté sur la déontologie des journalistes écrivant sur les jeux vidéo avant de se transformer en une remise en question de la place des femmes dans l'industrie vidéoludique.

Ça laissait sous-entendre que la conceptrice de jeu qui a réussi, c'est parce qu'elle a eu une relation sexuelle avec un journaliste, explique la chercheuse, qui se souvient de conférences avec des femmes chercheuses qui ont dû être annulées par crainte pour leur sécurité.

Ça a été très violent. Dès qu’il y avait une prise de parole, ça créait des vagues partout.

Une citation de Maude Bonenfant, chercheuse en jeux vidéo et ludification à l’UQAM

Le Gamergate a aussi ouvert un débat sur ce qu’est un vrai jeu, puisque le titre à l’origine de la controverse portait sur la santé mentale.

Un jeu vidéo sur la santé mentale ou qui met en avant davantage de représentativité sociale et de diversité, ça ne concorde pas, pour plusieurs, avec ce que devrait être un vrai jeu, indique la chercheuse.

Pour ces personnes, un vrai jeu vidéo correspond à une superproduction, comme un jeu de tirs, un jeu d’arène ou des jeux massivement multijoueurs. Il s’agit d’une vision plus pure et conservatrice, dit Maude Bonenfant, ce qui entre en opposition avec les autres joueurs et joueuses, qui ne comprennent pas ce qu’est un vrai jeu et qui essaient de le transformer, voire de le trahir.

Dans le cas de Sweet Baby Inc, comme de celui du mouvement d’il y a 10 ans, c’est à peu près le même discours, dit-elle.

Ce que j’ai vu [avec la saga Sweet Baby Inc Detected], c’est beaucoup de déception des joueurs sur plusieurs jeux. On cherche un coupable, et c’est la faute des supposés wokes qui gâchent tout ce qui devrait être un jeu, suggère Maude Bonenfant.

Suicide Squad était très attendu et n’a pas livré ce qui avait été promis. Est-ce qu’on peut dire que Sweet Baby Inc est devenu un bouc émissaire?

Une citation de Maude Bonenfant, chercheuse en jeux vidéo et ludification à l'UQAM

David Bédard abonde en ce sens : On est un peu comme le Bonhomme Sept-Heures dans l’industrie du jeu vidéo. Quand les joueurs ont une espèce de grogne concernant un mouvement progressif, [ils cherchent un coupable].

Une industrie progressiste malgré le Gamergate

Si le Gamergate a laissé des séquelles dans l’industrie du jeu vidéo, celle-ci ne s’est pas laissée faire, et ça a tout de même eu de bons côtés. C’est ce que souhaite retenir Maude Bonenfant. Elle note que, bien qu’il reste encore du travail à faire, les équipes sont plus diversifiées qu’avant dans les studios de jeux vidéo. Et cela a des effets sur les scénarios et les personnages.

On fait des avatars féminins plus intéressants, qui ne sont pas systématiquement hypersexualisés, note-t-elle.

On s’assure qu’il y a une représentation des personnages qui ne blesse pas certaines communautés et minorités. On peut aussi voir ça comme une manière de diversifier les jeux et de renouveler l’industrie, dit-elle.

Pour David Bédard, l’industrie tend, certes, à devenir plus progressiste, mais il estime qu’il reste du travail à faire. Il va même jusqu’à affirmer que le premier Gamergate ne s’est jamais conclu : On est encore pris avec ce genre de discussions. Il n’y a pas autant de choses qui sont faites qui pourraient l’être pour régler le problème de toxicité.

On est fiers de faire partie de ce vent de changement.

Une citation de David Bédard, vice-président et cofondateur de Sweet Baby Inc

Bien que ce qui ressemble à un Gamergate 2.0 gagne en popularité, Maude Bonenfant précise qu’il faut réaliser que ce mouvement compte une minorité de gens qui ne sont pas représentatifs des joueurs en général.

Contactée par Radio-Canada, la Guilde du jeu vidéo du Québec, qui représente des centaines de studios locaux, affirme être sensible à la situation. [L’industrie] dénonce fermement toute action haineuse envers toute personne ou entreprise, qu’elle soit dans l’écosystème du jeu vidéo ou pas.

Nous préconisons et encourageons un environnement de travail ouvert, diversifié et respectueux, et nos membres appuient et encouragent la tolérance et toute initiative s’y rattachant, a déclaré Jean-Jacques Hermans, directeur de la Guilde.

Personne n’a remis sa démission dans la petite équipe de Sweet Baby Inc, et aucun contrat n’a été perdu depuis le début de la saga.

On se résout au fait que c'est notre réalité, maintenant.

Une citation de David Bédard, vice-président et cofondateur de Sweet Baby Inc

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