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[Reportage] Dune 2 : l’orientalisme derrière la prouesse cinématographique

Le dernier film de Denis Villeneuve regorge de références aux cultures du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, mais ne s’éloigne pas des stéréotypes hollywoodiens sur cette partie du monde, selon certains critiques.

Deux hommes brandissant des épées se faisant face devant un public.

Scène du film « Dune : deuxième partie » du réalisateur canadien Denis Villeneuve mettant en vedette Timothée Chalamet (à gauche) dans le rôle de Paul Atréides et Austin Butler dans le rôle de Feyd-Rautha Harkonnen.

Photo : Warner Bros. Entertainment

Portrait rapproché d'un homme.
Samir Bendjafer

« Longue vie aux combattants! » C’est avec ce cri que Paul Atréides, le héros de Dune : deuxième partie, harangue les combattants fremen de la planète Arrakis contre les Harkonnen qui dominent cette planète-désert, source unique dans l’univers de l’Épice aux multiples vertus.

La scène circulait depuis quelques mois avec la sortie de la deuxième bande-annonce officielle du film du réalisateur canadien Denis Villeneuve.

Dune 2 est sorti au début du mois de mars et a amassé plus de 500 millions de dollars américains au box-office.

La phrase, prononcée en chakobsa [la langue des Fremen, NDLR], n’est qu’une reprise et adaptation d’un des slogans scandés par la population algérienne aux premiers jours de l’indépendance de l'Algérie en 1962.

Dans son roman de science-fiction Dune publié en 1965, l’auteur américain Frank Herbert utilise l’expression Yahya Chouhada! (Vive les martyrs!), une expression qui n’est pas tout à fait correcte puisque les Algériens utilisaient plutôt Tahya El Djazair! (Vive l’Algérie!).

Son utilisation montre l’influence des mouvements de libération des peuples du Sud et plus généralement des cultures du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord sur le roman et sur sa plus récente adaptation au cinéma.

Ainsi, le nom du peuple de la planète Arrakis, les Fremen (Free et Men), ne serait que la traduction d'Amazigh (hommes libres), que se donnent les peuples berbères du Maghreb.

L’Épice tant convoitée sur la planète Arrakis symbolise le pétrole qui est à la source de conflits et de guerre dans le Moyen-Orient comme dans l’univers de Dune.

  • 1 de 3 : Personnage du film Dune : deuxième partie portant des tatouages sur le visage. شخصية من فيلم ’’كثيب: الجزء الثاني‘‘ تحمل وشماً على وجهها., Photo : {{ pictureCredit }}Warner Bros. Entertainment
  • 2 de 3 : Le personnage de Dame Jessica dans le film Dune : deuxième partie porte des tataouages sur le visage. تحمل السيدة جيسيكا في فيلم ’’كثيب: الجزء الثاني‘‘ وشماً على وجهها, Photo : {{ pictureCredit }}WARNER BROS. ENTERTAINMENT
  • 3 de 3 : Le personnage de Dame Jessica dans le film Dune : deuxième partie porte des tataouages sur le visage. تحمل السيدة جيسيكا في فيلم ’’كثيب: الجزء الثاني‘‘ وشماً على وجهها, Photo : {{ pictureCredit }}WARNER BROS. ENTERTAINMENT

Les tatouages sur le visage des femmes du Bene Gesserit, un ordre féminin de grande influence tant religieuse que politique dans l’Imperium [l'univers de Dune, NDLR], rappellent ceux des femmes des tribus berbères d’Afrique du Nord.

Le chakobsa, la langue des Fremen imaginée par Frank Herbert, emprunte beaucoup de mots à l’arabe avec des modifications mineures. L’auteur a d’ailleurs ajouté un lexique à la fin de chaque tome de la série de six volumes pour guider les lecteurs.

Les Fedaykin, les guerriers fremen, tirent leur nom du mot arabe Fedayin, pluriel de Fidayi, qui peut être traduit par combattants prêts à se sacrifier.

Les Fremen croient en Lisan Al-Gaib, qui veut dire en arabe la voix d’ailleurs ou le Mahdi, celui qui les conduira au paradis. Une référence directe à une croyance dans la tradition musulmane de la venue d’un messie qui sauvera l’humanité à la fin des temps.

Les gigantesques vers de sables de Dune sont appelés Shai-Hulud, qui peut signifier en arabe la chose éternelle.

Ce ne sont là que quelques exemples tirés de la saga futuriste de Frank Herbert qui se sont retrouvés dans le film de Denis Villeneuve.

Blanchiment

Des critiques reprochent toutefois à Denis Villeneuve d’avoir blanchi l’histoire en éliminant du scénario des mots utilisés dans le roman.

Dans le New Yorker, Manvir Singh, professeur adjoint en anthropologie à l’Université de Californie à Davis, reproche au créateur de langues inventées David J. Peterson, qui a participé au film, d’avoir éliminé beaucoup de mots d’influence arabe dans la langue des Fremen.

Il sourit.

Denis Villeneuve pour la sortie de « Dune : deuxième partie » à Montréal le 28 février 2024.

Photo : Associated Press / Joel C Ryan

Peterson justifie ce choix par une question de crédibilité de la langue utilisée dans le film. La profondeur temporelle des livres de Dune rend complètement impossible la quantité d'arabe reconnaissable qui a survécu, a-t-il expliqué sur le réseau social Reddit.

Dans son roman, Frank Herbert utilise le mot Jihad pour parler de la guerre que mène Paul Atréides avec les Fremen contre les Harkonnen.

Herbert considérait le Jihad comme l’incarnation de la passion messianique et religieuse, une force socialement transformatrice et potentiellement libératrice, mais aussi dangereuse et redoutable, indique Manvir Singh.

Le film évite ce mot et utilise plutôt guerre sainte pour s’éloigner de toute référence à l’extrémisme islamiste et au terrorisme telle que perçue par l’opinion publique américaine.

Dans le monde arabe

Dune : deuxième partie est sorti le 29 février dans le monde arabe, mais n’est resté à l'affiche qu’une semaine à Dubaï, Doha, Beyrouth ou Riyad.

Stratégie marketing oblige, le film de Denis Villeneuve sera à nouveau présenté au public à la fin du mois du ramadan, le 11 avril prochain.

Habituellement, les salles de cinéma se vident pendant ce mois. Ce n’est qu’à l’Aïd [la fête de la fin du ramadan] que le public renoue avec les salles obscures.

Les producteurs préfèrent mettre leurs films sur le marché à cette période, à l’image des sorties de films pendant la période des fêtes ailleurs dans le monde.

Denis Villeneuve et certains membres de l’équipe du film ont participé à la première de Dune 2 au Moyen-Orient, qui s'est déroulée le 18 février dernier à Abou Dhabi, aux Émirats arabes unis.

Ce choix n’est pas un hasard. Dune 2 a été tourné dans le désert de Liwa, à Abou Dhabi, connu pour ses vastes étendues de dunes, un décor naturel pour filmer la planète Arrakis.

Selon les autorités d’Abou Dhabi, un peu moins de 20 lieux de tournages ont été utilisés au cours de l'hiver 2022 et une équipe de 300 employés locaux, 250 internationaux et 500 figurants ont été utilisés pendant les 27 jours de tournage.

Une partie du tournage s'est également déroulée en Jordanie, notamment dans la région du Wadi Rum connue pour ses canyons, ou du Wadi Araba.

Orientalisme

[Mon] film marche tout seul maintenant. Je n’ai plus de contrôle sur la manière dont les gens vont le recevoir, a affirmé Denis Villeneuve au micro de la chroniqueuse culturelle Anne Boucher la semaine dernière, après la déferlante des premières et du lancement planétaire de Dune 2.

Depuis la sortie du film, les médias dans les pays du monde arabe se sont intéressés aux prouesses cinématographiques du film, mais peu ont fait de critiques sur le fond.

Mercredi dernier, la critique de cinéma Alyaa Talaat a écrit sur le site web d’Al Jazeera que Dune 2 est une vision épique d'un roman qui reproduit la suprématie blanche.

Quand Paul Atréides s’allie au peuple Fremen pour combattre les Harkonnen qui exploitent l’Épice de la planète Arrakis pour l'Empire, la journaliste y voit la parfaite représentation du colonialisme blanc en Afrique, en Asie ou en Amérique latine.

Que Paul Atréides ne soit pas Fremen perpétuerait aussi l'idée que les peuples inférieurs doivent suivre l’homme blanc pour se libérer, selon elle.

May Telmissany sourit.

May Telmissany, professeure associée de cinéma à l'Université d'Ottawa

Photo : Gracieuseté : May Telmissany - Fadi Koudsi

En entrevue avec Radio Canada International (RCI), May Telmissany, professeure associée de cinéma à l’Université d’Ottawa, affirme qu’elle apprécie énormément Denis Villeneuve.

Elle avait déjà vu le film Dune de David Lynch, sorti en 1984, qui ne l’avait pas impressionnée du tout.

Mais quand elle a vu le premier volet de Dune en 2022, elle a été éberluée par la beauté de ce film. J’ai beaucoup admiré sa qualité visuelle, la construction du film, sa narration, ajoute-t-elle.

Ella a eu la même appréciation de Dune 2. [Mais] le discours sur les Arabes et les musulmans me choque un peu. [Le film se passe] au complet sur une planète-désert. C’est une représentation directe du Moyen-Orient et du monde arabe, rappelle-t-elle.

Denis Villeneuve, qui a fait quand même un excellent film sur la guerre au Liban, Incendies, basé sur l'œuvre de Wajdi Mouawad, connaît bien le Moyen-Orient. Et ça m'a étonné qu'il reprenne le discours du roman tel qu'il est écrit et de ne pas avoir une vision critique par rapport à ça. De confirmer les représentations stéréotypiques des Arabes et des musulmans.
Une citation de May Telmissany, professeure associée de cinéma à l’Université d’Ottawa

[Le peuple des Fremen est] une représentation archétypique des Arabes et des musulmans comme dans les peintures orientalistes des 18e et 19e siècles. Un peuple pour qui la religion est très importante, souligne la professeure, qui donne notamment un cours sur l’orientalisme dans le cinéma et les médias.

Un cinéaste comme Denis Villeneuve n'a pas les mains liées. C'est un choix artistique qu'il fait. C'est une interprétation, estime-t-elle.

Si certains ont fait le parallèle entre Paul Atréides et le personnage de Lawrence d’Arabie, May Telmissany se garde une certaine réserve. Lawrence d’Arabie était en réalité un espion [contrairement à Paul], indique-t-elle. Elle insiste tout de même sur la beauté du film et sur la construction magnifique des images, comme les tempêtes de sable.

[Dans la critique de l'orientalisme], on n'a jamais dit que Delacroix n’était pas un grand peintre. Mais ça n'empêche pas que lorsqu'il représente les femmes d'Alger dans leur appartement, il les représente d'une façon stéréotypée : la femme dans le harem, explique la professeure.

Une personne court devant un énorme monstre.

Une scène du film « Dune » mettant en scène un des fameux vers de sable géant.

Photo : Warner Bros.

[Pour Dune 1], il y avait de grandes attentes de la part des producteurs pour que ce soit un grand blockbuster et il ne l'était pas à cause de sa complexité visuelle. C'était vraiment un chef-d'œuvre visuel. Et je crois que Denis Villeneuve a cédé pour aller un peu plus dans le mainstream [le grand public, NDLR], pour plaire un peu plus à Monsieur et Madame Tout-le-Monde dans les pays occidentaux, estime May Telmissany.

Elle pense que Denis Villeneuve n’a pas le choix que de céder à la politique américaine et hollywoodienne pour réaliser la suite de Dune au cinéma.

Si la politique américaine et hollywoodienne veut continuer sur la même lancée, c'est-à-dire la représentation essentialiste des Arabes et des musulmans comme si c'étaient des peuples moindres ou qui représentent une menace en même temps, je crois que Denis Villeneuve va céder à cette pression pour réaliser la suite.
Une citation de May Telmissany, professeure associée de cinéma à l’Université d’Ottawa
Un homme assis à une table dans un café.

Ahmed Othman, concepteur d’effets visuels pour le cinéma à Montréal.

Photo : Radio Canada International / Samir Bendjafer

En entrevue avec Radio Canada International, le spécialiste en effets visuels Ahmed Othman affirme avoir été émerveillé par le film.

Il estime aussi que le réalisateur n’est pas maître de l’histoire qui a été écrite par un auteur. Il est difficile pour le réalisateur de toucher à l’essence de l’histoire, ajoute-t-il.

Selon lui, le succès du film s’explique par la soif du public de ce genre d’histoire sur grand écran.

Les gens sont fascinés par le film, car depuis plusieurs années ils regardaient les films des superhéros, mais avec des histoires très superficielles.
Une citation de Ahmed Othman, spécialiste en effets visuels

Le Montréalais d’origine égyptienne estime que le public n’a pas eu l’occasion de voir des films de qualité depuis l’époque de la série de films Hunger Games, qui a pris fin en 2015, jusqu’à la sortie de Dune.

Portrait rapproché d'une femme.

Mariam El Ajraoui, chercheuse et professeure de cinéma à l'Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne.

Photo : Capture d'écran / Zoom

Mariam El Ajraoui enseigne le cinéma à l'Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne. Elle a pu voir le film à Dubaï, où elle vit depuis cinq ans.

En voyant le film, ma première réaction a été que je trouvais qu’il y avait trop d’explosions, trop de bruit, trop d’informations… On en a pour notre argent, affirme la Marocaine partie étudier le cinéma en France à l’âge de 22 ans, où elle a obtenu son doctorat sur le septième art.

[Le film] n'est pas vraiment une représentation directe du monde arabe ou du monde musulman ou de l'Orient. Par contre, tout le monde reconnaît qu'on est en train de parler de ça, dit Mariam El Ajraoui en entrevue avec Radio Canada International.

[En ce qui concerne la planète Arrakis], on sait qu'on est en train de s'inspirer, entre guillemets, de cet univers-là, de cette culture-là. Mais si on se demande, en fait, finalement, de qui s'inspire exactement [le réalisateur]? De quelle culture? On ne peut pas dire clairement quel pays, quelle culture. C'est un Orient. On sait qu'on est vers là, ajoute-t-elle.

Elle dit déceler que [la planète] Arrakis est inspirée d'un certain imaginaire de l'Orient, selon la définition de l'orientalisme d'Edward Said. Et en fait, ce n'est pas un Orient qui existe forcément, mais qui est créé dans un imaginaire occidental.

Mariam El Ajraoui revient sur le concept de Mahdi qui ne serait que Paul Atréides, un étranger qui est venu sauver le peuple fremen en usant des prophéties et croyances de ce dernier.

Dans le cinéma colonial français, par exemple, il y avait beaucoup cette image-là du légionnaire, de l’intellectuel ou du scientifique qui arrive dans un pays colonisé et qui rencontre la culture locale et qui se fait déguiser un peu et qui adapte un peu son langage pour pouvoir intégrer cette société, explique la chercheuse et professeure.

[Dune] est un film qui utilise les codes de l'orientalisme et de certaines pensées coloniales qui ont été utilisées tant de fois dans le cinéma colonial, puis à Hollywood. Et ils ne sont pas remis en question.
Une citation de Mariam El Ajraoui, professeure de cinéma à l'Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne

Ce reportage est également disponible en arabe

Portrait rapproché d'un homme.
Samir Bendjafer

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