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Le long de la route des larmes, des femmes guerrières plutôt que victimes

Le long de la route des larmes, des femmes guerrières plutôt que victimes

Il y a une route tristement célèbre au Canada : celle des larmes, dans le nord de la Colombie-Britannique (Highway of tears). Des dizaines de femmes autochtones – ainsi que quelques hommes – y sont disparues ou y ont été assassinées. Aujourd’hui, des familles veulent que celles qui restent ne se voient plus comme des victimes mais qu’elles prennent plutôt conscience de leur force et de leur valeur.

Texte et photos : Delphine Jung

Publié le 29 avril 2024

Gladys Radek s’agenouille au pied du totem installé au bord de l'autoroute 16, tout près de Terrace, dans le nord de la Colombie-Britannique. Elle y replace une figurine blanche en forme de licorne, puis elle jette un coup d’œil aux autres reliques déposées là.

Des fleurs, des cailloux peints, des peluches... Avec le temps, ce totem est devenu un vrai monument de commémoration. Derrière la rambarde, les voitures filent à vive allure sur cette autoroute longue de 725 kilomètres qui relie Prince Rupert à Prince George.

La route 16 est communément appelée la route des larmes (Highway of tears).

Ce totem qui veille, c’est Gladys qui a souhaité qu’il soit réalisé. Pour les familles. Tout ce que je fais, c’est pour les familles, insiste-t-elle en fourrant ses mains dans ses poches.

L’origine d’un nom

La route des larmes a été baptisée ainsi par Florence Naziel, la cousine de Gladys et de Lorna, disent-elles. Elles racontent qu’après la disparition de Tamara, Florence se trouvait dans un restaurant et a commencé à dessiner des larmes sur une serviette. Elle disait que trop de femmes autochtones avaient disparu. Elle a alors commencé à parler de la route des larmes.

Une carte montre le tracé de la route des larmes.
La route des larmes est un tronçon de la route 16 situé entre Prince Rupert et Prince George, en Colombie-Britannique. Photo : Datawrapper

Il y a presque 20 ans, Gladys Radek a perdu sa nièce, Tamara Chipman. Cependant, Gladys affirme plutôt qu’elle s’est égarée. Cette aînée originaire de la communauté de Witset, au kilomètre 314 de l'autoroute 16, ne croira jamais en la mort de Tamara tant [qu’elle] n’en [aura] pas la preuve.

Depuis 1970, sur cette autoroute, le nombre de femmes disparues ou retrouvées mortes est estimé à 80.

Ce serait incroyable qu’un jour elle cogne à notre porte, lance-t-elle aux côtés de sa sœur, Lorna Brown.

« Je n’accepterai jamais qu’elle soit morte tant qu’on ne pourra pas me le prouver. »

— Une citation de   Gladys Radek

L’aînée garde le sourire et a la blague facile. Elle aime dire qu’elle est timide devant un micro tendu et un appareil photo. Toutefois, derrière cette bonhomie se cache une femme pleine de convictions qui se bat depuis presque 20 ans pour que les gens prennent conscience du destin tragique de dizaines de femmes autochtones sur cette route.

Gladys Radek et Lorna Brown regardent un totem.
Gladys a voulu que ce totem soit installé au bord de l'autoroute 16 avec la rivière Skeena et les montagnes en toile de fond. Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

En face du totem, elle explique les significations de ce qu’il représente.

En bas, sur les côtés, on voit l'épaulard, qui est le clan qui vient d’ici, celui de la communauté de Kitsumkalum [située en face du totem, NDLR]. Puis il y a le visage spirituel de la grand-mère... Ici, ce sont le visage masculin et le visage féminin, décrit Gladys.

Sur le totem, la communauté LGBTQIA2S n’est pas oubliée puisque son drapeau y est représenté, tout comme le clan de Gladys, celui de la grenouille, un souhait du sculpteur, Mike Dangeli, un membre de la nation Nisga’a qui a déjà réalisé plus d’une dizaine de totems.

Tout en haut, on peut voir la robe rouge à boutons et, en surplomb, un rouge-gorge. On voit aussi plusieurs enfants, poursuit Gladys.

L'aînée a proposé d’installer le totem ici, en face de la rivière Skeena, asséchée aujourd’hui à cause du climat sec qui frappe la Colombie-Britannique. Je voulais qu’il y ait l’eau et les montagnes en toile de fond. Je voulais un endroit où les familles pourraient se recueillir avec leurs proches, explique-t-elle.

Le reflet de Gladys Radek dans un rétroviseur.
Gladys Radek et Lorna Brown ont été élevées par une mère forte qui les a inspirées. Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

Des femmes fortes et fières
Des femmes fortes et fières

Gladys porte cette cause depuis longtemps. Sur sa fourgonnette, elle a collé les nombreux portraits de toutes les femmes ainsi que des hommes qui se sont volatilisés le long de l'autoroute 16. Il y en a tellement qu’elle explique ne plus avoir assez d’espace pour leur faire à tous une place sur sa voiture.

Lorna Brown, la sœur de Gladys, est elle aussi une tante de Tamara. Plus discrète, elle mène pourtant le même combat : préserver la mémoire des disparus et apporter du soutien aux familles.

Elle a créé Tears to Hope en 2019, un organisme de soutien pour les familles qui fonctionne essentiellement grâce aux dons et aux bénévoles. Notre nom vient avec l’espoir de transformer la route des larmes, explique Lorna.

Le but est aussi d’aider les familles à naviguer dans le système de justice et de collaborer avec les organisations communautaires pour offrir des formations en matière de sécurité.

Les hommes aussi

Des hommes disparaissent eux aussi le long de l'autoroute 16. Gladys Redka a quelques noms en tête et n’hésite pas à coller leur photo sur sa voiture, au même titre que celles des femmes. Par exemple, Randy Peel, originaire de Prince George, a disparu. Aveugle, il est sorti de son appartement et plus personne ne l’a jamais revu. Lester Sampson, de Hazelton, un homme plus âgé et aimé dans sa communauté, a été retrouvé sans vie dans la rivière près de Terrace.

Mais surtout – et Lorna y tient –, l’organisme veut aider les femmes autochtones à reprendre confiance en elles afin qu’elles soient fières de qui elles sont, qu'elles sentent qu’elles comptent et qu’elles prennent conscience du fait qu’elles sont spéciales.

Il faut que les femmes gardent la tête haute et soient conscientes de ce qui les entoure. Notre objectif est de souligner que si on est en bonne santé, on est moins susceptible de devenir une victime, explique Lorna.

Les deux femmes wet’suwet’en ont de qui tenir : leur mère.

« Elle était très, très forte. Personne n'osait la contrarier. On ne plaisantait pas avec elle et je suis vraiment très fière d’être issue de cette lignée de femmes. C’est à ça que je m’accroche et c'est ce que je transmets à mes filles. »

— Une citation de   Lorna Brown

Les deux femmes sont elles-mêmes des mamans. J’ai toujours élevé mes enfants pour qu’ils sachent qui ils sont et qu’ils utilisent leur voix. Parfois, ils l’utilisent trop, lance Lorna en riant. La fierté dans son regard et dans ses mots est palpable.

Juste à côté d’elle, Gladys a enfilé sa capuche. La pluie se fait de plus en plus sentir, mais les deux femmes restent proches du totem.

La graine du courage de Gladys a aussi été plantée dans ses enfants. Elle aime raconter que sa fille Stéphanie va partout pour promouvoir le bien-être de nos jeunes.

Je ne sais pas d’où elle tient ça, lance Gladys, un brin malicieuse.

Une robe est accrochée à un poteau électrique.
Il n'est pas rare d'observer des robes rouges accrochées à des poteaux le long de la route 16. Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

L’ombre des victimes
L’ombre des victimes

L'autoroute 16 est splendide : encaissée au milieu des montagnes dont le sommet est encore saupoudré de neige, elle longe des rivières. L’ambiance est toutefois particulière. Impossible de ne pas penser à toutes ces femmes qui se sont volatilisées ou dont le corps a été retrouvé. Il y règne une atmosphère pesante avec tous ces visages figés de femmes disparues, rivés sur l'asphalte.

Elles se comptent par dizaines.

Tracey Clifton, Helen Claire Frost, Monica Ignas, Jean Virginia Sampare, Mary Jane Hill, Jean Mary Kovacs, Nina Marie Joseph, Doreen Jack, Ada Brown, Cecilia Nikal, Amanda Bartlett, Andrea Meise, Amanda Simpson, Edna Smith et bien d’autres ont, comme Tamara, disparu le long de l'autoroute 16.

Pour certaines d’entre elles dont le corps a été retrouvé, l’enquête a conclu à un meurtre.

De manière générale, il semble difficile de maintenir un décompte précis du nombre de femmes autochtones disparues le long de cette route. Gladys Radek explique que souvent, les communautés se tiennent au courant grâce aux réseaux sociaux.

Régulièrement, des robes rouges peuvent être aperçues le long de l'autoroute 16, clouées à des poteaux en bordure de la chaussée. Des photos aussi, des pierres tombales, des messages promettant de grosses sommes d’argent pour tout indice, de même que des panneaux qui invitent les femmes à ne pas faire d’auto-stop.

Et justement, Lorna Brown en veut aux diverses campagnes qui ont été menées le long de l'autoroute 16, notamment celle qui comprend l’installation de panneaux pour déconseiller aux femmes de faire du stop. Cette stratégie vise à blâmer la victime plutôt que l’agresseur.

« Le problème n’est pas qu’elles faisaient du stop. Le problème, c’est que quelqu’un a pensé qu’il pouvait leur enlever la vie. »

— Une citation de   Lorna Brown

On évoque toujours le fait que ça ne vaut pas la peine de prendre le risque de faire du stop, comme si c’était la faute de la femme, ajoute-t-elle.

L’idée consiste à inverser la tendance. Les femmes autochtones ont, selon Lorna Brown, l’impression d’être des victimes justement parce qu’elles sont autochtones, alors qu’elles devraient être fières de leur identité.

Marlene Jack, à gauche, embrasse Glady Radek.
Marlene Jack, à gauche, embrasse Glady Radek après avoir raconté la disparition de sa sœur, Doreen. Elle était anxieuse avant de témoigner, mais elle se dit maintenant soulagée d'avoir raconté son histoire. Photo : La Presse canadienne / Darryl Dyck

Gladys et Lorna sont encore très touchées par la disparition de leur nièce, Tamara. Parfois, Lorna doit faire une pause et reprendre son souffle.

Tamara Chipman a été vue pour la dernière fois le 21 septembre 2005 à Prince Rupert. Elle faisait de l’auto-stop sur la route 16. Elle avait 22 ans et un petit garçon à charge. Ce n’est que deux mois plus tard, en novembre, qu’elle a officiellement été considérée comme étant disparue.

« Tamara était la seule fille biologique de mon frère cadet. Elle était courageuse. Elle aimait aller à la pêche avec son grand-père. C’était vraiment la fille de son grand-papa. Nous l’aimions tous. C’était une magnifique jeune femme et nous ne savons pas où elle est. »

— Une citation de   Gladys Radek
Une affiche avec la photo de Kaylee Gunanoot et des fleurs.
Kaylee Gunanoot a été assassinée. Un premier rapport qui faisait état de la présence de drogue dans son organisme s'est finalement révélé faux. Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

Des relations compliquées avec la GRC
Des relations compliquées avec la GRC

Malgré la création du projet E-PANA par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) en 2005, la confiance des familles envers les forces de police et leur désir de trouver des réponses aux questions des proches est régulièrement mise à mal.

Actuellement, ce projet mène 13 enquêtes sur des homicides et cinq autres sur des disparitions.

Tamara Chipman figure dans les dossiers d’E-PANA. Par courriel, la caporale Madonna Saunderson, sous-officière-conseillère de district à la GRC, précise qu’il est certain que des personnes ont été assassinées ou portées disparues dans les communautés situées le long de la route 16 depuis [le lancement d’E-PANA], mais elles ne sont pas nécessairement liées à cette route ou au projet E-PANA.

Galdys Radek et Lorna Brown estiment que les communications sont difficiles avec la GRC. Elles ont le sentiment que les enquêtes liées aux disparitions ou aux meurtres de femmes autochtones sont moins prises en considération.

On n’entend rien… Il ne se passe rien, à moins que quelqu’un téléphone pour donner une information. Ces derniers temps, il n’y a rien eu de significatif, dit Lorna Brown.

Les deux femmes affirment que de lourds stéréotypes collent toujours à la peau des femmes autochtones. Filles faciles, imprudentes, droguées…

La caporale Saunderson réfute ces allégations.

La GRC traite tous les meurtres et les dossiers de personnes disparues avec le plus grand sérieux, en appliquant les principes d'une police impartiale à chaque enquête, assure-t-elle.

En ce qui concerne le cas spécifique de Tamara Chipman, Mme Saunderson indique qu'elle ne peut pas fournir de mise à jour publiquement et que les enquêteurs restent en contact avec la famille.

La GRC ne nous a toutefois pas indiqué le nombre précis de personnes qui ont disparu ou qui ont été assassinées à proximité de cette route.

Une personne porte un costume traditionnel et tient un tambour autochtone dans sa main.
La journée de la robe rouge a été créée pour ne pas oublier les femmes autochtones disparues ou assassinées. Photo : Radio-Canada / Justine Beaulieu-Poudrier

Le contexte particulier de la route des larmes crée aussi un climat anxiogène : la moindre disparition suscite un sentiment de panique intense dans les communautés alors que, parfois, les femmes sont retrouvées les jours suivants.

Cependant, une question se pose : pourquoi tant de meurtres, tant de disparitions, sur cette route en particulier? Lorna croit que c’est à cause de l’importante présence d’Autochtones dans ce secteur, de l’isolement de cette région et du grand nombre de voyageurs qui ne sont que de passage.

Mais ce n’est pas seulement un problème de route. Il faut comprendre pourquoi les gens pensent qu’ils peuvent simplement enlever la vie à quelqu’un et qu'ils vont s’en tirer impunément, ajoute Lorna.

Par ailleurs, la couverture cellulaire le long de cette autoroute a longtemps posé problème. Les gouvernements fédéral et provincial s’étaient engagés à installer une dizaine de tours entre Prince Rupert et Smithers d’ici 2023.

La compagnie Rogers, chargée de l'installation de ces tours, indique qu'en date du 29 avril, 50 kilomètres de connectivité cellulaire 5G sur des tronçons de l'autoroute 16 ont été créés, soit quatre tours cellulaires.

L'entreprise évoque un terrain difficile et les conditions météorologiques le long de l'autoroute 16 qui présentent des défis importants pour la construction des réseaux sans fil.

Une femme se tient debout à côté d'une fourgonnette.
Lorna, à côté de la fourgonnette, salue sa sœur alors qu'elles reprennent toutes deux le chemin de la maison. Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

Lors de notre passage, nous avons pu comptabiliser environ 75 kilomètres sur 200 (entre Smithers et Terrace) où il n’y avait aucune couverture cellulaire. Sans surprise, le réseau était cependant fonctionnel aux abords des villes.

Au pied du totem, les doigts de Gladys sont désormais gelés. Les cheveux de Lorna sont trempés. Elles jettent un dernier regard vers le monument de bois et montent chacune dans leur voiture respective.

Avec Gladys et ses photos collées sur son auto, ce sont les esprits de toutes ces femmes et de tous ces hommes disparus ou assassinés qui hantent les rues de Terrace. Pour que personne n’oublie.

Des panneaux routiers indiquent qu'on se trouve sur la route 16 en Colombie-Britannique.

Un document réalisé par Radio-Canada Espaces autochtones

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